12.
Je quittai l’ancien appartement de Mack et retournai Sutton Place. Depuis que maman avait décidé de partir en croisière, elle avait repris du tonus, comme si elle voulait regagner le temps perdu après être restée plongée si longtemps dans les brumes du désespoir. Elle m’annonça qu’elle avait l’intention de vider les penderies et de mettre de côté les vêtements à donner. Et ce soir, elle avait prévu de dîner en ville avec Elliott et quelques amis.
Je m’étonnai qu’elle se donnât la peine de nettoyer les placards avant de partir en vacances, mais la raison m’en apparut vite. En avalant un sandwich et une tasse de thé en guise de déjeuner, elle me dit qu’elle voulait confier la vente de l’appartement à une agence et chercher dès son retour quelque chose de plus petit. « Tu ne reviendras jamais t’installer ici, me dit-elle, je le sais. Je ferai transférer la ligne, au cas où Mack appellerait, mais d’un autre côté, si je rate son appel, tant pis. Je ne vais pas me languir indéfiniment ici en l’attendant. »
Je fus stupéfaite. Lorsqu’elle m’avait dit qu’elle allait vider les placards, j’avais cru qu’il s’agissait des siens. Mais je n’eus pas besoin de l’interroger pour savoir qu’elle parlait des affaires de Mack.
« Que vas-tu en faire ? demandai-je, feignant un ton détaché.
– Je vais demander à Dev d’envoyer quelqu’un les ramasser pour les donner à un de ces organismes caritatifs, qui en fera un bon usage. »
Maman guetta mon approbation et, remarquant sans doute mon manque d’enthousiasme, elle ajouta très vite : « Carolyn, c’est toi qui m’as poussée à aller de l’avant. En outre, il est certain que même si Mack franchissait la porte aujourd’hui, et même si ses vêtements étaient encore à sa taille, ils seraient sans doute complètement démodés.
– Ne te méprends pas, lui dis-je. Je pense que c’est une bonne idée mais je pense aussi que c’est la dernière chose dont tu devrais te soucier deux jours avant de t’envoler pour la Grèce. Écoute, maman, fais-moi plaisir. Laisse-moi m’occuper des vêtements de Mack. »
A l’instant où je prononçais ces mots, il me vint à l’esprit que personne n’avait peut-être pensé à fouiller les poches des pantalons et des vestes qu’il avait laissés dans l’appartement dix ans plus tôt. Lucas Reeves avait indiqué dans son rapport que l’on n’avait rien trouvé d’important dans la penderie de sa chambre d’étudiant.
Sans hésitation, probablement soulagée, ma mère accepta ma proposition. « Je ne sais pas ce que je ferais sans toi, Carolyn. Tu as été mon soutien tout au long de cette épreuve. Mais je te connais. Tu t’es arrêtée de travailler il y a seulement deux semaines, et je te sens déjà impatiente. Que vas-tu faire pendant mon absence ? »
Elle m’avait sans le vouloir fourni une réponse en partie sincère. « Tu sais comme moi que cet appartement trouvera preneur en un clin d’œil, dis-je. Je n’ai jamais eu l’intention de rester indéfiniment dans mon studio. Je vais moi-même chercher quelque chose de plus grand. Me permettras-tu de prendre les quelques meubles qui me plaisent et dont tu ne veux plus ?
– Bien sûr. Parle de ton projet à Elliott. Il approuvera sûrement l’achat d’un appartement confortable avec une chambre. »
Elliott était l’administrateur du fonds que mon grand-père m’avait légué.
Maman avala sa dernière gorgée de thé et se leva. « Je ferais mieux de me dépêcher. J’ai rendez-vous chez le coiffeur. Helen va piquer une crise si j’arrive en retard. Avec les prix qu’elle pratique, elle pourrait se montrer un peu plus accommodante. ». Elle me donna un rapide baiser sur la joue et ajouta : « Si tu trouves un appartement à ton goût, assure-toi qu’il y a un portier. Je n’ai jamais été tranquille en sachant que tu habitais un de ces immeubles où il n’y a personne pour ouvrir la porte. J’ai écouté les informations. On n’a aucune nouvelle de cette jeune fille qui habitait à côté de chez toi et qui a disparu. Que Dieu vienne en aide à sa famille. »
Le rendez-vous de ma mère chez sa coiffeuse tombait à pic. Maintenant que j’étais déterminée à retrouver Mack, j’avais le sentiment qu’il n’y avait pas une minute à perdre pour commencer mes recherches. Géographiquement, il s’était trouvé très près de nous quand il avait déposé le billet dimanche. La rencontre avec les Kramer m’avait laissé un profond sentiment de gêne. Les souvenirs s’estompent, certes, mais ils s’étaient contredits mutuellement sur les vêtements que portait Mack et sur le moment exact où ils l’avaient vu pour la dernière fois. Et Lil Kramer avait paru bouleversée lorsque je lui avais annoncé qu’il était venu à la messe. Était-il une menace pour eux ? Que savaient-ils qui les effrayait à ce point ?
J’avais sorti le rapport du détective Reeves du classeur dans le bureau de mon père. Je voulais trouver les adresses des étudiants qui avaient partagé l’appartement de Mack : Bruce Galbraith et Nicholas DeMarco. Nick était resté en contact avec mon père au début. Naturellement, avec le temps, il avait donné de ses nouvelles de moins en moins souvent. Je l’avais vu la dernière fois à la messe d’anniversaire de papa, mais j’ai conservé de ce jour un souvenir brouillé.
Le bureau de papa n’est pas grand mais, comme il le faisait remarquer, il était bien assez spacieux pour ses besoins. Sa belle table de travail dominait la pièce lambrissée. Au grand désespoir de ma mère, le grand tapis fané qui ornait la chambre de ma grand-mère paternelle en recouvrait le sol. « Il me rappelle mes origines, Liv », protestait-il chaque fois qu’elle tentait de s’en débarrasser. Le fauteuil de cuir usé avec son repose-pieds était son endroit de prédilection le matin. Il se levait toujours très tôt, préparait seul son café, et s’installait dans ce fauteuil avec les journaux du jour avant de prendre sa douche et de s’habiller pour aller travailler.
Des rayonnages de livres tapissaient le mur qui faisait face aux fenêtres. Y étaient dispersées ici et là des photos encadrées de nous quatre prises à des moments heureux de notre existence où nous étions tous réunis.
Papa avait une présence qui éclatait même sur les photos les plus simples : la mâchoire volontaire, adoucie par un large sourire, l’intelligence acérée de son regard. Il avait fait l’impossible pour retrouver la trace de Mack et aurait continué s’il avait encore été en vie. J’en étais convaincue.
J’ouvris le tiroir du haut du secrétaire et en sortis l’annuaire téléphonique. Je notai sur un bout de papier l’adresse de Bruce Galbraith. Je me souvenais qu’il était entré dans l’affaire immobilière familiale à Manhattan. Je recopiai son numéro professionnel et celui de son domicile.
Nick DeMarco, fils d’émigrés propriétaires d’un petit restaurant dans le Queens, avait été boursier à Columbia. Après avoir obtenu son MBA de Harvard il s’était lancé dans la restauration avec, d’après mes souvenirs, un réel succès. Ses numéros de téléphone et adresse indiquaient qu’il habitait Manhattan.
Je m’assis à la table de papa et décrochai le téléphone. Je décidai d’appeler Bruce en premier. Il y avait une raison à cela. À l’âge de seize ans, j’avais eu un sérieux béguin pour Nick. Mon frère et lui étaient de très bons amis et Mack l’invitait régulièrement à la maison pour dîner. Je vivais dans l’attente de ces visites. Mais un soir ils amenèrent une fille avec eux. Barbara Hanover était étudiante en dernière année à Columbia et logeait dans la même résidence pour étudiants. Je ne mis pas longtemps à comprendre que Nick était fou d’elle.
Bien qu’anéantie, j’espérais avoir fait bonne figure ce soir-là, mais Mack lisait en moi comme dans un livre. Avant de s’en aller, il m’avait prise à part : « Carolyn, avait-il dit, je sais que tu as un faible pour Nick. Oublie-le. Il change de petite amie toutes les semaines. Sors plutôt avec des garçons de ton âge. » Mes dénégations le firent sourire. « Cela te passera », me lança-t-il en partant. C’était environ six mois avant sa disparition et je m’arrangeai ensuite pour ne plus être à la maison lorsque Nick y venait. J’étais gênée et ne tenais pas à le revoir. Si Mack s’était rendu compte que j’étais amoureuse de Nick, il était évident que tout le monde avait dû s’en apercevoir. Je sus gré à mes parents de n’y avoir jamais fait la moindre allusion.
La secrétaire de Bruce chez Galbraith Real Estate m’informa qu’il était en voyage jusqu’au lundi suivant. Est-ce que je désirais laisser un message ? Je lui communiquai mon nom et mon numéro de téléphone, hésitai avant d’ajouter : « C’est à propos de Mack. Nous venons d’avoir à nouveau de ses nouvelles. »
Puis j’appelai Nick. Son bureau se trouvait au 400 Park Avenue. À environ un quart d’heure à pied de Sutton Place, pensais-je en composant le numéro. Lorsque je demandai à lui parler, sa secrétaire me répondit sèchement que si j’étais journaliste, la seule personne habilitée à faire une déclaration était l’avocat de M. DeMarco.
« Je ne suis pas journaliste, répondis-je. Nick était un ami de mon frère à Columbia. Je suis désolée, j’ignorais qu’il avait des problèmes. »
La sympathie qu’elle perçut dans ma voix et l’emploi du prénom de Nick l’incitèrent peut-être à parler ouvertement. « M. DeMarco est le propriétaire du Woodshed, la boîte de nuit où cette jeune fille a été vue pour la dernière fois avant de disparaître l’autre soir, expliqua-t-elle. Si vous voulez bien me donner votre numéro de téléphone, je lui dirai de vous rappeler. »